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« L’homme civilisé a refusé de s’adapter à son environnement, il a adapté son environnement à sa convenance … Alors il a construit des villes, des routes, des véhicules, des machines. Il a pompé l’énergie du sol pour économiser son labeur. Mais il ne savait pas comment s’arrêter. Plus il améliorait son environnement pour se faciliter la vie, plus il se la compliquait. Et maintenant ses enfants sont condamnés à 10 ou 15 ans d’études, rien que pour apprendre à survivre dans le monde complexe et périlleux où ils sont nés ».
(« Les Dieux sont tombés sur la tête » film de Jamie Uys, 1980)
Depuis la nuit des temps, les hommes ont inventé des outils au service de l’homme. Et les hommes sont devenus dépendants des outils qu’ils ont créés.
Les smartphones sont au cœur de toutes nos activités relationnelles, professionnelles et personnelles.
L’homme les porte sur lui. Ils sont les prolongements de lui-même.
Ils sont lui.
Une seconde peau !
La peau, cette interface entre le monde extérieur et le monde intérieur, de même origine embryologique que le cerveau. Nous voici donc reliés au monde et aux autres par un substitut numérique d’organe des sens ! Les autres et le monde extérieur nous sont désormais accessibles via une machine !
Impossible de faire sans …
Aujourd’hui, le smartphone régit l’essentiel de notre activité sociale. Aujourd’hui, sans portable, c’est être perdu, seul, sans mémoire, isolé de tout et de tous, incapable de communiquer voire de réfléchir. Sortir dehors sans son portable, c’est comme sortir nu et imbécile !
Apparaît alors un dilemme.
Nous avons fait de ces machines une partie de nous ET elles ne sont pas nous !
Nous nous découvrons attachés à nos appareils connectés. Un attachement abondamment entretenu par le marketing des technologies et des réseaux et copieusement développé par l’entreprise.
Et cet attachement génère un nouveau labeur : celui du choix entre les priorités, celui de l’autodiscipline face aux tentations numériques, celui des arbitrages, celui d’intégrer l’alternance entre des moments « avec » et des moments « sans », celui de nous mettre au clair avec nos enjeux existentiels.
Tel est le propre de l’homme : dès qu’un outil répond à son désir de prolonger et faciliter son existence, il s’y attache et le fait sien. Il l’ajoute à sa panoplie existentielle. C’est-à-dire que cet outil devient indispensable à sa vie. Ne plus disposer de l’outil, c’est perdre un potentiel d’existence ! C’est perdre de la vie ! L’homme devient attaché à l’objet qui le prolonge, attaché à la solution qui lui permet d’éviter la peur de perdre de la vie !
Et le processus d’attachement est le même quant aux relations et aux êtres qui apportent à l’homme de la gratification.
La raison se trouve plus dans la biologie que dans la psychologie.
En chacun d’entre nous existe un appel à être vivant. Un appel non conscient qui nous mobilise sans que nous en ayons même la volonté. Un appel universel commun à tous les êtres vivants qui nous fait automatiquement privilégier ce qui va dans le sens de plus de valeur, de plus de vie. L’usage des machines qui nous facilitent la vie, gratifiant, crée dans notre cerveau des autoroutes neuronales. S’il est aisé de les emprunter, elles nous amènent toujours à la même destination par un chemin large, confortable et connu. C’est un fonctionnement qu’on serait tenté de nommer « réflexe ». Il s’agit plus précisément d’un automatisme. Consulter ses messages devient un geste irrépressible, d’où la confusion abusive (dans laquelle s’engouffre depuis peu le marketing) avec l’addiction pathologique.
Et l’automatisme engendré par les smartphones est d’autant plus puissant qu’il est universellement partagé sur la planète et qu’il concerne la quasi intégralité de nos rapports au monde et aux autres !
Nous sommes attachés à nos machines, non pas parce nous sommes paresseux ou insouciants des conséquences de notre attachement.
Nous sommes attachés parce que tout ce qui contribue à étendre notre existence, à l’éloigner de notre vulnérabilité, de notre finitude, de la mort, est saisi avec avidité par notre système mental.
Ainsi se créent, par apprentissage, les autoroutes neuronales qui nous assurent d’avoir plus de vie et qui nous enferment dans les stéréotypes, le fait de faire toujours un peu plus de la même chose. Des autoroutes qui s’ouvrent de plus en plus tôt chez les « digital natives » pour lesquels les objets connectés leurs sont ce qu’étaient le livre ou le crayon pour leurs grands-parents.
Le problème ne se situe pas au niveau de la création de ces autoroutes, qui relève de la biologie, ni au niveau de la pertinence des machines créées par l’homme à son service.
Le problème est que ces autoroutes nous enferment.
Plus précisément nous ferment à d’autres routes. Des routes fréquentées avant l’ère numérique et, demain, des routes qui sauront intégrer l’ère numérique.
Ne vivre qu’avec nos autoroutes neuronales c’est vivre sans libre arbitre. Sans la capacité de choisir, de prendre du recul, d’intégrer des périodes « avec » et des périodes « sans », de développer des actions créatrices d’autres voies.
Ne vivre qu’avec nos autoroutes neuronales c’est la culture de masse, la pensée unique, la standardisation, la normalisation, la dictature de la vitesse, l’hégémonie de la performance, la tyrannie du marketing. Des tendances qui se manifestent partout dans les comportements sociaux et les valeurs de nos sociétés.
Il s’ensuit des dérives alarmantes :
Confusion entre connaissance et information.
" La connaissance s'acquiert par l'expérience.
Tout le reste n'est que de l'information "
Einstein
La connaissance signifie « naître avec ». Cela implique un traitement propre à soi et en soi. C’est grandir, faire sien, intégrer, être avec …
L’information signifie « donner une forme ». A l’origine, un terme de jurisprudence criminelle. Cela n’implique aucun traitement de la part du sujet qui la reçoit.
L’augmentation exponentielle du volume d’informations due à l’ère numérique a tendance à réduire le traitement que l’individu fait de l’information qu’il reçoit. L’information est prédigérée, triée, filtrée quand elle n’est pas privée de sens. Le volume d’informations reçues est tel qu’il est impossible d’en « faire connaissance ».
L’acquisition de toujours plus d’informations prend le pas sur l’usage que l’individu peut en faire.
Confusion : l’accès aux informations en « temps dit réel » nous donne à croire que nous vivons dans une société de la connaissance. En réalité, nous sommes dans celle de l’information surtout immédiate.
Avoir toute l’information … Avoir toujours plus d’information : pour quoi faire ?
« Etre informé » est devenu une façon d’être, sans finalité définie.
Comme si la seule façon d’être présent au monde était d’être informé …
Quel tri, quel usage, quelle mise en conscience, quelle digestion ? Tout se passe comme si l’homme hyper-connecté ne prêtait plus la moindre attention à la nature et à la qualité de ce qu’il ingère mentalement …
« Avoir vu », « avoir entendu », « être au courant de » deviennent des substituts de notre connaissance du monde et des autres. La confusion s’installe quand suivre les informations sur le mur Facebook d’untel nous fait croire que nous le connaissons !
Elle devient totale quand nous croyons connaître un lieu ou un événement du fait d’avoir avalé les informations des réseaux et des médias.
Un effort est à faire pour parvenir à créer une société de la connaissance qui consiste à «être/naître avec une information » qui sera triée non pas du fait de l’urgence émotionnelle à avoir « toujours plus » mais du fait de sa valeur ajoutée à notre existence.
Confusion entre réel et virtuel.
Il y a plus de trente ans, dans une réflexion portant sur la télévision, Jacques Piveteau tenait des propos prémonitoires de l’ère numérique et de l'utilisation des smartphones :
« La télévision joue sur l’espace de quatre façons différentes : elle abolit la distance entre le spectacle et le spectateur ; elle supprime partiellement la frontière entre la vie publique et la vie privée, elle rassemble sur une petite surface ce qui était fort dispersé, donnant à tout ce qu’elle touche un caractère dramatique, concentré, explosif. Et enfin, elle désintéresse de ce qui est à proximité comme trop commun et indigne d’intérêt »
Jacques Piveteau – L’extase de la télévision – 1984
Il y a trente ans, il s’agissait de la seule télévision.
Aujourd’hui, toutes les chaines de télévision s’invitent partout à chaque instant, les réseaux sociaux et la collecte de données de masse n’en finissent pas de faire reculer les limites de l’intimité individuelle, la planétarisation de l’actualité instantanée conduit à une surenchère permanente du spectaculaire et plus personne ne s’étonne qu’une conversation à distance prenne le pas sur celle qui est en cours avec l’être humain en face de nous …
Le problème de ces média est qu’ils abolissent l’espace et le temps.
C’est bien pratique pour avoir des nouvelles de l’être aimé à l’autre bout de la terre, préparer un voyage, obtenir un renseignement, réguler à distance la température de la maison, etc.
Mais ces objets permettent désormais de confondre une image de synthèse avec une image « réelle », une image de la réalité avec la réalité, un personnage avec un être vivant, un fantasme avec un projet, un projet avec un acte, etc.
Ceux d’entre nous qui disposent de quelques dizaines d’années d’apprentissage du réel avant l’ère numérique voient déjà leur configuration mentale lourdement impactée.
Qu’en est-il de ceux qui naissent avec l’ère numérique ?
Pourquoi s’alarme-t-on chez les enfants du nombre d’heures passées quotidiennement sur des écrans, à intégrer du virtuel, du virtuel censé représenter le réel, du réel travesti par du virtuel ?
Comment s’étonner que de plus en plus de jeunes humains ne sachent plus attendre, remettre en cause, persévérer, faire face à la douleur quand des machines intégrées à leur vie depuis toujours leur donnent pratiquement tout, tout de suite ?
(Avec la participation de Catherine Aimelet-Périssol)
LA VIE ALGORITHMIQUE, Critique de la raison numérique
Eric Sadin - Editions l'Echappée
Maintenant qu'il est sorti de sa caverne, l'Homme veut contrôler, veut savoir. Et tout savoir. A coup de lunettes magiques, de montres multifonctions, d'abribus connectés, de capteurs géolocalisés. L'ère numérique comme on l'appelle, met à notre disposition, mais surtout nous impose, des moyens de prises sur notre vie, sur la réalité. Et ceci en temps réel.
Dans la smartCity (la ville intelligente), il ne semblera bientôt plus possible d'attendre en vain son autobus, ou d'être surpris par une panne de batterie. Les nouveaux abribus mettent à disposition du citoyen des moyens de se recharger tout en envoyant un mail grâce à un wifi desservi dans l'ensemble de la ville. Par exemple.
Plus de surprise, donc plus de problème ? Ces nouveaux usages visent en effet à mettre en place une vie meilleure, plus smart (intelligente) où il est possible de tout maîtriser. Une vie "augmentée" comme on dit, enrichie.
Mais enrichie pour qui ? Et pour quoi ?
Ne sera-t-il bientôt plus autorisé de lâcher prise, de s'oublier, un temps ?
Des pulsations du cœur, au nombre de calories ingérées, en passant par la proportion d'amis en commun avec nos voisins, notre vie est chiffrée, répertoriée, traitée, analysée ...
Ne sommes-nous pas en train de confondre l'ère du Big Data avec l'ère du Big Brother ?
Présentation de l'ouvrage pour l'émission "Un jour dans le monde" sur France Inter
Nombre des dérives évoquées dans cet article ont été "croquées" avec humour par Cyprien :
Hebdomadaire "LE VIF" (Groupe L'EXPRESS) 05 février 2016
A paraître début 2025 :
Le décodeur
des relations
personnelles